Par Daniel ISIDORE, membre fondateur de Cartes sur table, économiste

 

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Le thème de l’obsolescence programmée a connu un regain d’intérêt dernièrement : ce concept décrit la propriété d’un bien industriel dont la durée de vie serait limitée volontairement par son producteur, afin d’en accélérer le renouvellement par les consommateurs et de maintenir un niveau élevé de demande. L’exemple typique est celui du gadget électronique qui cesse de fonctionner quelques jours après l’extinction de sa garantie, comme un fait exprès.

 

La cause de la lutte contre l’obsolescence programmée est immédiatement séduisante, car elle s’appuie sur quelques exemples canoniques qui font appel aux agacements quotidiens des Français. Encore un collant filé ? On nous dit que des industriels étaient en mesure de produire des bas « infilables », mais qu’ils auraient décidé d’arrêter de les commercialiser pour ne pas saturer le marché et pour continuer d’écouler leur production. Encore une ampoule qui claque ? On nous dit qu’une ampoule brille depuis plus de cent ans dans une caserne de pompiers américaine ; les industriels se seraient mis d’accord pour en arrêter la production et pour vendre des ampoules fragiles qu’il faut remplacer tous les trois mois.

 

La chaîne ARTE a consacré une émission à ce phénomène en février 2011. Plus récemment, c’est M. Jean-Vincent Placé, sénateur et président du groupe écologiste au Sénat, qui s’est emparé du sujet en déposant une proposition de loi en mars 2013. Cette proposition vise à combattre l’obsolescence programmée par plusieurs biais :

  • la pénalisation de l’obsolescence programmée, qui deviendrait un délit ;
  • l’extension de la durée légale de la garantie des biens industriels à cinq ans, au lieu de deux aujourd’hui ;
  • l’obligation pour les producteurs de fournir des pièces détachées pendant dix ans, afin de permettre la réparation des produits.

 

La proposition de loi de M. Jean-Vincent Placé n’a pas été votée. Elle aurait pu être intégrée au projet de loi relatif à la consommation, présenté à l’Assemblée nationale en mai 2013 et discuté à partir du 24 juin 2013, qui traite des régimes de garanties dont bénéficie le consommateur qui achète un bien (articles 6 et 7). Ce n’est pas le cas pour l’heure.

 

La pénalisation de l’obsolescence programmée et l’obligation de fournir des pièces de rechange pendant dix ans soulèvent de nombreux problèmes juridiques et techniques : comment démontrer qu’une entreprise s’est livrée au délit d’obsolescence programmée ? A quoi bon fournir des composants soudés qui ne sont pas facilement remplaçables ? En revanche, la proposition relative aux garanties semble être une bonne idée, qui n’implique pas de lourdes procédures juridiques : Cartes sur table avait d’ailleurs proposée cette extension de deux à cinq ans, en août 2011.

 

Cependant, deux ans après, Cartes sur table est moins certaine de l’opportunité de telles mesures. En période de crise, une nouvelle réglementation pesant sur les entreprises n’est pas souhaitable. Par ailleurs, la lutte contre l’obsolescence programmée présente de nombreuses limites car elle s’appuie sur des fondements fragiles. Les économistes du blog Econoclaste ont mis en lumière, dans un article décapant de mars 2011 (dont nous vous conseillons la lecture), certaines de ces limites. Parmi les plus intéressantes :

  • certains produits sont moins durables que dans le passé, mais ils sont aussi plus complexes (et beaucoup plus pratiques et ergonomiques, comme par exemple le fer à repasser vapeur vis-à-vis du fer à repasser en fonte) et donc plus fragiles par nature ;
  • certains producteurs se concentrent sur l’innovation et s’adressent à un public friand de produits nouveaux (Apple, par exemple). S’ils ne s’intéressent pas à la durabilité de leurs produits, c’est d’abord parce qu’ils répondent à la demande de consommateurs avides de renouvellement. De manière générale, la durabilité n’est qu’une composante parmi d’autres (innovation, ergonomie, poids, design, résistance aux chocs), à laquelle les producteurs donnent une importance plus ou moins grande selon leur stratégie et leur positionnement en matière de gamme ;
  • pour de nombreux produits, il est possible de trouver des marques qui produisent des biens durables (costumes taillés sur mesure à Paris, par exemple), mais les consommateurs peuvent préférer acheter des biens moins chers, moins durables, qu’ils renouvellement plus souvent ;
  • la thèse du complot des industriels n’est pas démontrée. Plus grave, elle est contraire aux prédictions de la théorie économique : si cela était facile et faisable à moindre coût, un industriel aurait toujours intérêt à intervenir sur le marché pour vendre des collants infilables ou des ampoules infinies pour capter toute la demande.

 

Ces arguments nous invitent à réfléchir à l’obsolescence programmée de manière nuancée, en distinguant les différents types de produits et d’industries, afin de ne pas confondre ce qui relève de l’obsolescence programmée avec ce qui relève des préférences et de la demande des consommateurs, de l’innovation permanente de certains types de produits, ou encore de la stratégie des producteurs qui jonglent entre les coûts de production, leur positionnement stratégique en matière de gamme, et le public auquel ils s’adressent. Pour autant, certains abus, s’ils sont avérés, doivent être réprimés : c’est notamment le cas des appareils électroniques dont certains composants sont conçus pour ne pas durer plus de deux ans.

 

C’est pourquoi Cartes sur tables ne peut, en l’état actuel du savoir, que recommander aux pouvoirs publics de financer des études approfondies sur cette question, afin de déterminer quelles sont les actions les plus pertinentes à mettre en œuvre. L’approche par les externalités peut être une solution à explorer en priorité : les producteurs resteraient totalement libres de la durabilité de leurs produits, mais une taxation adéquate s’assurerait qu’ils prennent en charge l’impact de leur production sur l’environnement.

 

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