Par Grégoire BOUTIGNON et Corentin SIVY

 

A l »occasion de la deuxième édition des Mardis de l »avenir, le 3 décembre 2013 à l »Hôtel de Lassay, le pôle énergie de Cartes sur table pense le nucléaire de demain, en définissant des principes de base qui doivent orienter les décisions à venir. La France possède un passé nucléaire qui s »impose à elle et qu »elle ne peut effacer. Elle possède également un futur énergétique qu »elle doit construire.

 

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La France entretient avec l’énergie nucléaire un rapport unique au monde, qui lui fournit de nombreux bénéfices mais aussi de sérieuses contraintes, dans un contexte de débat souvent partisan ponctué d’informations confidentielles, biaisées, ou simplement erronées.

Il est donc particulièrement complexe de traiter le sujet nucléaire de manière apaisée, tant les opinions courent le risque d’être catégorisées, et tant les éléments ayant servi de base aux réflexions sont systématiquement contestés. Certains constats font néanmoins l’objet d’un consensus large, ils permettent de définir des principes de base qui doivent orienter les décisions à venir. La question de l’échelle territoriale y est centrale.

 

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Qu’on l’accepte ou non, la France est un des pays symboles de l’énergie nucléaire, elle l’est depuis plus de cinquante ans, et sa filière est reconnue comme telle. Cette compétence lui a permis de diminuer sa facture énergétique, de diminuer sa vulnérabilité aux chocs pétroliers, et de figurer parmi les bons élèves de l’OCDE sur les critères d’émission de CO2.

Le pari s’est avéré gagnant, du moins dans sa première phase puisque l’amortissement des recherches militaires menées initialement pour développer la technologie est largement réalisé, et que la durée de vie des centrales permet également d’amortir leur coût de construction.

 

Les catastrophes nucléaires qui ont eu lieu dans le passé nous rappellent cependant que le pari n’est jamais remporté tant que la menace d’accident n’est pas écartée et tant que les déchets restent dangereux. L’Histoire nous apprend également que le risque 0 n’existe pas. Ce risque ne cesse d’augmenter avec l’âge des centrales et la difficulté croissante des Etats à conserver des compétences pointues et à financer non seulement les mises aux normes des centrales, mais surtout une maintenance responsable des installations vieillissantes. Par ailleurs, l’échelle de temps pour rendre à la population un territoire dévasté par une catastrophe nucléaire se compte en milliers d’années, celle du traitement des déchets également.

Les générations précédentes ont pris vis-à-vis de notre génération, et des générations futures, des décisions qu’il s’agit désormais d’assumer.

 

La France possède un passé nucléaire qui s’impose à elle et qu’elle ne peut effacer, il s’est traduit en un mix énergétique dont l’économie est devenue dépendante et qui ne pourra changer du jour au lendemain.

La France possède également un futur énergétique qu’elle doit construire, mais aussi déjà assumer pour garantir à de nombreuses générations futures qu’elles n’auront pas à déplorer les risques qui ont été pris il y a cinquante ans, et continuent à l’être depuis.

 

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Notre parc nucléaire a une date de construction moyenne de trente-huit ans. 42 des 58 réacteurs français ont été construits il y a plus de trente-cinq ans. Il sera donc bientôt décidé de les remplacer en l »état ou d’investir dans d »autres moyens de production. Repousser cette décision en prolongeant la durée de vie des centrales moyennant de nouvelles mises aux normes ne sert qu’à repousser le moment où le problème du démantèlement des centrales devra être tranché. Il est pourtant certain que dans dix ans une décision importante aura été prise. Pendant ce temps, le coût de la maintenance augmente, le risque nucléaire également, et l’étalement envisageable des investissements qui seront alors nécessaires se réduit. Pour refuser de devoir attendre une catastrophe pour qu’une décision en rupture puisse être prise, nous préconisons de choisir dès aujourd’hui quel futur nous réservons au parc nucléaire français. Cet élément ne doit pas être exclu des débats sur la transition énergétique car ce poste financier, aujourd’hui non évalué, sera extrêmement important. Une loi de transition énergétique qui ne comporterait pas de volet traitant du futur de chacun de nos 58 réacteurs serait une non-loi.

 

Avant même de définir un nouveau mix énergétique à moyen et long terme, la problématique immédiate du démantèlement est un casse-tête en soi. En effet, en plus de l’équation budgétaire de telles opérations qui se pose encore aujourd’hui, la pyramide des âges de la filière nucléaire laisse présager d’un tarissement d’ici cinq ans de compétences clé, pourtant absolument nécessaires à la sûreté du parc. La France aura besoin de ces compétences pour des dizaines d’années, et plus longtemps encore s’agissant de la gestion des déchets et du démantèlement des centrales. Ce constat nous confirme que l’abandon pur et simple du nucléaire serait irresponsable. Le maintien de compétences de pointe nous est imposé par les décisions passées et doit faire partie des priorités de la stratégie énergétique française pour des raisons qui ne peuvent être discutées : la sécurité des citoyens français et de leurs voisins sur plusieurs générations.

 

Exporter la technologie est une méthode possible pour maintenir le savoir faire et l’améliorer. Encore faut-il, là aussi, être conscient du niveau de responsabilité qu’un Etat endosse dans cette situation : la stabilité politique des pays et la garantie d’une bonne maintenance doivent être, entre autres, absolument vérifiées, ce qui limite sérieusement le marché captable par la filière française. Les appels d’offre perdus sur les EPR montrent également que la France doit améliorer sa compétitivité dans ce domaine, tout en refusant de s »aventurer sur des marchés instables politiquement à court ou moyen terme comme cela a pu être fait en Libye par exemple.

 

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Il est désormais partagé par le plus grand nombre que le futur énergétique de la planète passe par les énergies renouvelables. L’objectif de long terme est simple à définir, ce qui est loin d’être le cas du chemin à parcourir. Il faut pour cela poser la question de la transition énergétique sous au moins quatre angles :

  • Comment financer les investissements nécessaires à la transition ?
  • Comment créer autour de la production d’énergie renouvelable une nouvelle filière industrielle génératrice de valeur ajoutée ?
  •  Quel calendrier adopter et quelle autorité politique pour se saisir de telles ambitions ?
  • Comment requalifier la filière nucléaire et rendre le basculement vers les énergies renouvelables socialement acceptables ?

 

Toutes ces questions se résument en une seule : comment abandonner le nucléaire à long terme ?

 

La réflexion doit démarrer sur les bases d’un constat fiable, car de trop nombreuses idées reçues ont tendance à rendre la mariée (nucléaire) plus belle qu’elle n’est, rendant le divorce d’autant plus difficile. Il est par exemple faux de dire que le nucléaire est une énergie d’avenir, propre, peu chère, et garante de l’indépendance énergétique de la France.

  • Sa matière première est l’uranium, qu’il faut importer en intégralité et qui a une espérance de vie d’exploitation estimée à environ un siècle. L »exploitation de l »uranium au Niger qui assure plus du tiers de notre approvisionnement depuis des décennies n »a pas été un facteur de stabilité ni de développement local, ce pays reste le 2ème pays le plus pauvre du monde, accueille une grande partie des déchets radioactifs d »extraction et des millions de m3 d »eau sont prélevés chaque années dans les nappes fossiles (non renouvelables) d »un pays en proie à d »énormes pénuries.
  • Il n’y a actuellement pas de solution au problème des déchets nucléaires qui s’amassent et présentent un danger environnemental sous-estimé tant qu’aucun accident majeur n’a lieu. Il faut préciser que la 4ème génération de réacteurs réduirait peut-être la quantité de déchets, mais la part restante serait beaucoup plus nocive que les déchets actuels.
  • Les investissements nécessaires au démantèlement des centrales sont encore inconnus, mais vont fortement faire augmenter le coût global de l’énergie nucléaire, alors que des investissements lourds sur le nucléaire de 4ème génération prendront plusieurs décennies à être amortis. Parallèlement à cela, le modèle des énergies renouvelables démontre aujourd’hui une rentabilité immédiate.
  • Les choix faits par nos partenaires européens qui ont abandonné l’énergie nucléaire sont aussi pourvoyeurs d’idées reçues : c’est actuellement la France qui importe de l’énergie électrique d’Allemagne de plus en plus issue des énergies renouvelables.

 

Les actions à mener pour traiter le sujet nucléaire dans les vingt ou trente prochaines années doivent être imaginées en raisonnant par échelle pertinente : il faut en effet concilier l’échelle continentale, voire mondiale, des problématiques de sécurité des centrales, avec une échelle régionale pour leurs rayons d’actions, et locale pour les emplois qu’elles créent.

 

Les jeunes générations regrettent l’absence de politique énergétique en Europe. Or, l’Union Européenne est un terrain de jeu idéal pour définir une politique énergétique continentale qui vise la transition énergétique. Les pays fondateurs de l’UE s’étaient d’abord réunis au sein de la CECA pour unir leur destin énergétique. La tenue d’un sommet européen sur le climat donnerait un nouveau souffle politique attendu à une union que beaucoup estiment paralysée. Ce sommet se devra de définir un programme de sortie progressive du nucléaire et une politique de traitement des déchets. Il présentera en plus l’avantage de s’affranchir du poids des pays qui ont bloqué les initiatives avancées lors des précédents sommets mondiaux.

Les estimations du prix de l’énergie indiquent que le coût de l’énergie nucléaire reste, pour l’instant, inférieur au prix de l’énergie moyen sur les marchés internationaux. Ce différentiel, qui a été exploité pour structurer la filière industrielle du nucléaire, peut servir à soutenir l’émergence d’une nouvelle filière de production d’énergie propre. La France peut profiter de ce « dividende nucléaire » au niveau national pour construire et soutenir un positionnement compétitif sur des filières de substitution.

 

Traiter le sujet nucléaire à l’échelle régionale amène directement à la problématique des modes de production d’énergie. Des démarches telles que celle qui s’est conclue en octobre dernier dans la région Nord Pas de Calais sur la 3ème Révolution Industrielle sont l’exemple parfait de définition d’un programme de court et moyen terme pour se diriger vers des énergies propres qui permettront à terme de s’affranchir de la centralisation à outrance de notre production d’énergie.

 

Enfin, l’échelle locale est la plus délicate à appréhender, car elle impacte directement l’emploi. La suppression d’une centrale nucléaire implique des milliers de suppressions de postes dont la reconversion est rendue difficile par l’archi-spécialisation de certaines professions du nucléaire, surtout pour du personnel qui n’a travaillé que dans ce domaine tout au long de sa carrière.

Cependant, des solutions existent et la reconversion n’est pas impossible Une grande partie des métiers liés à l »entretien de la partie conventionnelle d »une centrale (manutention, gestion de réseaux d’eau ou d’électricité) sont adaptables à des énergies renouvelables comme la géothermie, la biomasse ou l »efficacité énergétique.

Par ailleurs, des solutions de création de grands parcs éoliens marins à proximité de centres de production énergétique ont été testées, mais ne pourront être systématisées. Enfin, le besoin de maintien de compétences au niveau national implique une possibilité de mobilité professionnelle pour une partie des travailleurs spécialisés dans la filière.

Quelles que soient les difficultés de reconversion, il est impossible de s’affranchir d’une gestion des travailleurs du nucléaire au cas par cas dans le cas d’une fermeture de centrale. Le coût des structures nécessaires devrait faire partie de celui du démantèlement.

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La France doit aujourd’hui penser le nucléaire de demain. Elle ne pourra s’affranchir du jour au lendemain des décisions du passé, et doit donc décider au plus vite comment les intégrer à sa politique de transition énergétique. L’ampleur du sujet impose que la réflexion soit menée sur tous les fronts, de l’Europe jusqu’aux communes. Il ne faut plus attendre, les marges de manœuvre se réduisent pendant que l’aiguille tourne.

 

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